La CFDT a toujours été profondément européenne. L’Europe, cela signifie quoi pour toi ?
Dans un continent qui s’est profondément déchiré pendant des siècles, l’Europe, c’est avant tout la construction d’un espace commun de paix. Un espace où la CFDT s’est très tôt investie avec la volonté de construire des politiques communes qui protègent les citoyens et les travailleurs. À plusieurs on est plus fort et plus on est fort, plus on peut être juste. Je n’ignore pas que cet idéal européen s’est d’abord construit par une approche économique, mais nous avons réussi malgré tout, malgré les difficultés et les manques, à maintenir cette paix.
Aujourd’hui, avec la mondialisation, se pose la question du modèle de développement que nous voulons. Comment mieux articuler la performance économique, la transition écologique et la justice sociale ? L’Europe est essentielle pour apporter des réponses.
Dans le monde syndical, l’engagement européen est une marque de fabrique de la CFDT. Est-ce plus difficile aujourd’hui de défendre ce projet ?
Dans la mondialisation actuelle, sortir de l’Europe comme le souhaitent certains partisans d’un retour à l’Etat nation conduirait chaque pays à se recroqueviller sur lui-même sans être en capacité de peser sur son avenir. Ce n’est clairement pas notre vision. Après, il est vrai qu’il y a des périodes plus ou moins faciles pour défendre cette construction. Nous avons connu des périodes fastes et de vraies traversées du désert comme celle qui correspond à la Commission Barroso [2004-2014], où toute approche sociale avait disparu.
Par moments, nous avons tellement souhaité défendre cet idéal que nous avons été timides sur les reproches que nous pouvions faire à cette construction. L’Europe est consubstantielle à la CFDT, mais on peut être européen et critique. J’ai bien conscience que l’engagement européen des militants reste encore très fort, mais qu’il a été mis à mal parce que l’Union européenne est trop devenue un espace économique qui s’est coupé des citoyens.
Pourtant, l’échelon européen est de plus en plus important, même au niveau social.
Pour les citoyens, l’Europe s’est éloignée. Ils ont l’impression qu’elle ne s’ancre plus dans leur quotidien même si c’est largement faux dans beaucoup de domaines. Sur la question sociale, par exemple, l’Europe a permis des avancées sur les questions du temps de travail, sur l’égalité femmes-hommes ou sur l’exposition des travailleurs aux produits chimiques. Il reste beaucoup à faire, mais on ne peut pas tout balayer d’un revers de main. À présent, il faut absolument passer à la vitesse supérieure pour que l’Europe ne limite pas son action à de la gestion budgétaire sans véritable investissement pour l’avenir.
“C’EST EN PROGRESSANT SUR LE SOCIAL ET L’ÉCOLOGIE QUE L’EUROPE RECONQUERRA LE CŒUR DES CITOYENS.”
À quelques jours des élections, es-tu inquiet ?
Je suis inquiet car partout monte le populisme anti-européen, je suis inquiet car je constate un repli sur soi dans tous les pays de l’Union et je suis inquiet car je ne sens pas de volonté politique d’impulser un renouveau en Europe. Le président de la République s’est prononcé en ce sens, mais on ne sent pas un élan pour construire un véritable pilier social. Personne ne semble vouloir dire : « On va mettre X milliards sur la transition écologique, X milliards pour la formation des travailleurs et X milliards sur un fonds de solidarité pour les territoires les plus en difficultés en Europe. »
C’est en progressant sur le social et l’écologie que l’Europe reconquerra le cœur des citoyens. Si elle n’est pas capable de montrer qu’elle va œuvrer pour qu’il y ait dans chaque pays un salaire minimum qui puisse élever le niveau de vie des travailleurs concernés et limiter le dumping social, si elle ne pousse pas à une forme de convergence sur les salaires et la protection sociale, on n’arrivera pas à redonner l’envie d’Europe.
Tu tires un bilan critique de la dernière mandature ?
La dernière mandature a permis de sortir du désert Barroso. La Commission Juncker a quand même permis la déclaration du socle européen des droits sociaux. C’est à la fois un levier et un espoir. Il y a la prise en compte du fait que la seule rigueur budgétaire ne peut faire œuvre de politique. C’est d’ailleurs vrai à l’échelle européenne comme au niveau national. Le Parlement européen a également pris davantage de poids. Il y a donc de l’espoir. Le souci, c’est qu’il y a quinze ans nous n’étions pas soumis à la même pression des partis populistes.
BEAUCOUP ONT COMPRIS QUE SI L’EUROPE NE SE RAPPROCHE PAS DES TRAVAILLEURS, IL Y AURA UN DÉCROCHEMENT FATAL.
Aujourd’hui, tous les partis politiques défendent dans la campagne une Europe sociale, une Europe qui protège… Est-ce que les mentalités changent ? Y vois-tu une opportunité ?
Beaucoup ont compris que si l’Europe ne se rapproche pas des travailleurs, il y aura un décrochement fatal. Le Brexit doit servir de leçon : il montre où l’irresponsabilité des politiques peut mener et confirme que l’on a intérêt à rester unis. Le problème, c’est qu’on ne convainc jamais en faisant une démonstration par le pire. On convainc en faisant des propositions. Et, une fois élu, il faut passer à l’acte. Il nous faut un choc. On pourrait commencer par instaurer une assurance-chômage européenne. C’est une piste défendue par la CFDT.
La CFDT appelle à voter, mais ne donne pas de consigne de vote. Pourquoi ?
La CFDT est fidèle à sa ligne d’indépendance. C’est aux citoyens de décider quel candidat répond à leurs préoccupations. Nous affirmons par ailleurs qu’il ne faut pas apporter sa voix aux candidats qui prônent une sortie de l’Europe ou qui se positionnent pour un retour en arrière. Et de manière très claire, nous affirmons qu’il faut rejeter l’extrême droite. Il faut voter. Et voter pour l’Europe !
Tu seras candidat à la présidence de la Confédération européenne des syndicats (CES) lors de son 14e congrès qui se tiendra à Vienne, du 21 au 24 mai 2019. Quelles sont les priorités que tu t’es données ?
J’ai accepté d’être candidat à cette fonction non opérationnelle [le président de la CES est obligatoirement un secrétaire général d’organisation en fonction. L’animation au quotidien de la Confédération est assurée par le secrétariat de la CES] car j’estime que le syndicalisme européen a besoin de toutes les bonnes volontés pour exister.
Je vois trois axes prioritaires. Le premier, c’est de peser sur les acteurs, que ce soit la Commission, le Conseil ou le Parlement avec des objectifs très concrets : la déclinaison du socle européen des droits sociaux, le salaire minimum, l’assurance-chômage... Nous voulons également obtenir des financements pour la transition écologique et revoir les logiques industrielles et commerciales pour mieux protéger nos économies dans la mondialisation.
Le deuxième axe, c’est de réinterroger la manière dont la CES exerce le rapport de force. Le syndicalisme européen est aujourd’hui trop institutionnalisé. Il doit mener des campagnes auprès des travailleurs qui soient relayées par l’ensemble des organisations membres. Pour cela il faut recréer du lien avec les affiliés. Aujourd’hui, le syndicalisme européen a le même problème que l’Europe. Il n’est pas incarné, il n’est pas assez présent dans la vie des travailleurs.
Le troisième axe, c’est de répondre à la crise du syndicalisme en Europe. Tous les ans, on perd 500 000 adhérents, soit deux millions dans le mandat précédent. Il faut donc aider l’ensemble des organisations à mener des campagnes de syndicalisation et réfléchir à la manière d’accueillir les travailleurs non salariés. Nous devons sortir le syndicalisme européen de Bruxelles, le rapprocher des territoires.
En Europe, la place des corps intermédiaires est également fragilisée ?
Les gouvernements se suffiraient bien à eux-mêmes. Tout juste, ils se verraient bien nous consulter une ou deux fois par an pour recueillir notre position. Il y a un combat à mener pour instaurer un vrai rapport de force syndical. Le syndicalisme européen pourrait initier un mouvement en y associant la société civile à l’image de que nous faisons en France avec le pacte du pouvoir de vivre. Et nous devons aussi mener des négociations dignes de ce nom avec le patronat européen.
Tu appelles à une mandature de combat syndical ?
Il faut avoir conscience du modèle démocratique et social que nous avons construit en Europe et que nous envient nombre de camarades dans le monde. Cette culture commune européenne, faite d’idéal démocratique associé à une protection sociale et à des services publics, est à consolider et à faire grandir. L’ensemble des organisations syndicales dans les pays membres ont une responsabilité. La CFDT tiendra la sienne.
©Photo Stéphane Lagoutte/RÉA