Scientifique promis à une brillante carrière, Matthieu Ricard décide, à
l’âge de 26 ans, de partir pour l’Himalaya et de devenir moine
bouddhiste. Depuis plusieurs années, il partage sa vie entre le Népal,
où il s’occupe de projets humanitaires et de développement, les
États-Unis et l’Europe, où il mène des projets scientifiques autour des
effets de la méditation sur le cerveau. Rencontre.
PARCOURS 1946 Naissance à Aix-les-Bains (Savoie). 1967 Premier voyage en Inde. 1972 Termine son doctorat en génétique cellulaire puis part s’installer définitivement dans la région de l’Himalaya où il vit maintenant depuis cinquante ans. 1989 Moine depuis 1979, il devient l’interprète du dalaï-lama en France. 2000 Fonde l’association humanitaire Karuna-Shechen. 2013 Plaidoyer pour l’altruisme – La Force de la bienveillance. 2015 Trois amis en quête de sagesse, écrit avec Christophe André et Alexandre Jollien. Janvier 2017 Cerveau & méditation, écrit avec Christophe André et Wolf Singer. |
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À l’âge de 20 ans, au moment où j’entrais à Pasteur, j’ai fait un premier voyage en Inde, où j’ai rencontré les grands maîtres tibétains. Cela a été un tournant dans mon existence. J’y suis ensuite retourné huit fois, en alternance avec les recherches liées à ma thèse. Il n’y a donc rien eu de soudain dans ma démarche. Au fil de ces allers et retours, je me suis aperçu que mon intérêt principal était de poursuivre dans cette science de l’esprit davantage que dans la division cellulaire des bactéries. Cela m’inspirait davantage de partir pour l’Himalaya que d’aller faire un post-doctorat aux États-Unis, comme François Jacob me l’avait proposé.
L’important, c’est tout de même de faire ce qui vous passionne dans l’existence, davantage que l’image que votre situation peut donner à l’extérieur. Pour autant, je n’ai pas eu l’impression d’une rupture. Je pense en effet continuer aujourd’hui une démarche scientifique avec tout d’abord trente ans de recherche intérieure, puis en collaborant avec des neuroscientifiques afin de mieux comprendre la manière dont fonctionne notre cerveau, nos émotions, les mécanismes du bonheur et de la souffrance.
Votre mère, la peintre Yahne Le Toumelin, est aussi devenue nonne bouddhiste… Entre votre père, philosophe et académicien, et votre mère, une femme étonnante et charismatique, quelle famille !
Ma mère, une femme, c’est vrai, tout à fait étonnante, est venue en Inde, à Darjeeling, dans la période où j’étais encore à Pasteur. Nous n’étions donc pas tout le temps ensemble. Elle a fait son propre chemin d’initiation au bouddhisme et notamment en France, au Centre de Chanteloube, en Dordogne. C’est là qu’elle a effectué sa retraite de trois ans.
En revanche, votre père a eu davantage de mal à accepter votre décision de mettre un terme à votre carrière de scientifique pour embrasser le bouddhisme…
En effet, au départ il a été catastrophé de me voir partir, car il pensait que je gâchais ma carrière. Il ne comprenait pas ce choix. Mais il a eu la grandeur d’âme de ne pas faire de drame. Il est venu me voir quelques années plus tard. Rassuré et même heureux de constater que je me réalisais. Plus tard, en 1997, vingt-cinq ans après mon départ, nous avons écrit ce livre de dialogues au Népal Le Moine et le philosophe, dans lequel nous abordons toutes ces questions, le bouddhisme, la spiritualité, la science…
Aujourd’hui, vous vivez encore principalement au Népal…
Depuis cinquante ans, je vis principalement là-bas. Je m’y occupe de l’ONG que j’ai fondée, il y a dix ans, Karuna-Shechen. Nous coordonnons plus de 200 projets dans le domaine de la santé, de l’éducation, des services sociaux, en Inde, au Tibet et au Népal, avec plus de 400 000 bénéficiaires l’an dernier. Au moment du tremblement de terre au Népal, nous avons apporté de l’aide à 620 villages, pour 200 000 habitants… Trois millions d’euros, soit trois fois plus que le gouvernement français ! Aujourd’hui, je reviens un peu plus souvent en France, car j’ai une maman de 93 ans… mais ma place est quand même au Népal.
Vous avez participé, pendant des années, à des expériences qui mettent en lumière les effets de la méditation sur le cerveau. Vous avez passé des heures dans des centres IRM avec des électrodes sur la tête pour prouver que la méditation a de réelles incidences sur la santé, la résistance au stress… Pouvez-vous nous en parler ?
D’abord, je crois qu’il est nécessaire de rétablir quelques vérités sur la méditation : méditer, ce n’est pas faire le vide et se relaxer, avec deux bâtons d’encens. Ça, ce sont des clichés.
La méditation, c’est entraîner son esprit. Et comme pour tout entraînement, cela provoque des modifications dans le cerveau, structurelles et fonctionnelles. C’est ce qu’on appelle la neuroplasticité, une découverte qui date d’une trentaine d’années. Avant, on pensait qu’à la fin de l’adolescence, le cerveau n’évoluait plus.
Désormais, on sait que lorsque l’on est exposé à une situation nouvelle ou à un apprentissage répété, comme apprendre à jongler ou à jouer du piano, par exemple, on observe des changements considérables sur les aires du cerveau : un volume qui augmente, une multiplication des connexions synaptiques. Partant de ce constat, il n’y avait aucune raison pour qu’il n’y ait pas de changements similaires au moment où l’on s’exerce à l’attention ou la bienveillance. Tout cela a été démontré à l’aide de l’imagerie cérébrale et des encéphalogrammes. Certaines recherches ont été menées avec des méditants expérimentés, afin de suivre les changements à long terme, et d’autres, sur des sujets non entraînés, afin d’observer les effets lorsqu’on pratique la méditation vingt minutes par jour pendant quelques mois.
Au bout de trois mois, on constate déjà des différences fonctionnelles et structurelles dans le cerveau, ainsi qu’un renforcement du système immunitaire. Les effets cliniques de la méditation – sujet sur lequel le nombre d’études scientifiques explose ces dernières années – ont aussi été démontrés sur la dépression, la guérison du psoriasis (parce que la méditation a un effet sur les processus inflammatoires), la gestion de la douleur, et quantité d’autres choses.
De nombreux hôpitaux en France ont mis en place des programmes thérapeutiques de la méditation, notamment dans le traitement complémentaire de la dépression…
Même si cette approche est plus répandue dans les pays anglo-saxons, en Suisse également, de nombreux hôpitaux en France ont adopté cette approche. Concernant la dépression, il a été montré qu’après six mois d’entraînement, les risques de rechute diminuent de 30 à 40 % et que cette protection dure plus longtemps qu’avec les traitements médicamenteux.
Comment peut-on l’expliquer ?
Grâce à la méditation, vous apprenez à réagir aux émotions, à maîtriser la rumination mentale et autres mécanismes qui mènent à la rechute. Au lieu de les bloquer par la prise de médicaments, vous traitez le mal lui-même et pas seulement les symptômes
Si elle est si positive, pourquoi n’enseigne-t-on pas la méditation à l’école ? On pourrait considérer cela comme un enjeu de santé publique, de la même façon qu’on enseigne le sport…
C’est ce qui se pratique dans de nombreux pays, aux États-Unis, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou dans les pays scandinaves, de manière purement laïque. De nombreuses écoles (7 % en Angleterre) ont inscrit la méditation à leur programme, dix minutes par jour, par exemple, en début de journée, dès les classes maternelles. Les résultats sont étonnants : ils révèlent une nette amélioration de l’attention, de l’intelligence émotionnelle, une augmentation significative des comportements prosociaux et une diminution des conflits et des attitudes de discrimination. En France, de plus en plus d’instituteurs se lancent à titre personnel, même si ce n’est pas encore « au programme ».
Et le succès d’ouvrages tels que Calme et attentif comme une grenouille [d’Eline Snel] atteste de cet intérêt de la part des parents, des enfants et des éducateurs. Cela montre qu’il y a un besoin, que ce n’est pas seulement une mode. Je crois que cela est amené à se développer de manière durable, car les enfants en tirent de réels bénéfices.Cette approche a aussi fait son apparition dans le monde du travail… Que pensez-vous de cette tendance des entreprises à développer la méditation dite de pleine conscience ? Certaines l’ont mise en place avant leur comité directeur ou la présentation des comptes. Où commence l’instrumentalisation ?
Je crois qu’il faut être vigilant. Et surtout mettre une condition dans cette méditation de pleine conscience : il faut qu’elle soit associée à la bienveillance, afin qu’il n’y ait pas d’ambiguïté. Car on pourrait imaginer que l’on se serve de la pleine conscience comme d’un outil pour être plus efficace, plus concentré, simplement en vue de rendre les gens plus productifs. Il semble qu’aujourd’hui ces craintes ne soient pas fondées, comme le montre Sébastien Henry, dans l’ouvrage Ces décideurs qui méditent et s’engagent – Un pont entre sagesse et business, pour lequel il a interviewé une soixantaine de chefs d’entreprise à travers le monde ayant mis en place la méditation de pleine conscience. Pour ces hommes, cette pratique paraît bien avoir amélioré les relations humaines, permis une meilleure qualité de jugement et de décision et avoir stimulé une volonté plus grande d’engagement vis-à-vis des problématiques comme l’environnement, par exemple. Elle provoque également une plus grande ouverture à l’autre en général.
L’année 2017 annonce des défis colossaux sur fond de montée des populismes. Dans ce contexte, quel message souhaitez-vous porter ?
Le terme altruisme suscite souvent des incompréhensions, voire des critiques, mais il m’est cher (j’y ai consacré un livre, Plaidoyer pour l’altruisme, qui est pour moi le cœur de mes efforts depuis trente ans) : il me semble qu’il reste la clé pour répondre aux défis de demain. Dans le contexte, l’altruisme n’est pas un luxe mais une nécessité. Car l’idéal, dans l’existence, est de devenir un meilleur être humain pour se mettre au service des autres. L’égoïsme ne sera jamais la solution.
©Patrick Gilliéron Lopreno/Opale/Leemage
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